Alex surveille le radar, et il ne semble pas y
avoir grand monde dans cette partie de la mer des Caraïbes. Il calcule
l’heure à laquelle ils seront proches de la dernière position reçue de son
serveur. En continuant à foncer de la sorte, cela pourrait être dans la
matinée de demain. Par contre, il s’inquiète un peu, car la mer reste forte
et il sera difficile d’approcher le bateau et mettre l’annexe à l’eau
pour y embarquer. Les messages automatiques reçus régulièrement par courriel
montrent qu’il n’avance toujours pas et continue de dériver lentement vers
l’ouest. Une nouvelle nuit tombe. Une ombre blanche est-elle plus visible dans
la nuit ? Ce nom a toujours plu à Alex. C’était déjà le nom de ce bateau
lorsque Raymond l’a acquis, et il n’a jamais été question de le changer.
On ne rebaptise pas un bateau. Lorsque, dans sa jeunesse, Alex a acheté avec
peine son premier voilier, un vieux Cornu considéré par beaucoup comme une
épave, celui-ci avait été rebaptisé plusieurs fois avec des noms tous aussi
stupides les uns que les autres. Il ne savait pas encore ce qu’il allait faire
à ce sujet, car il y avait plus urgent. Puis, en ponçant jusqu’au bois cette
vieille coque défraîchie, il trouva les petits trous de vis qui, il y a
longtemps, fixaient les lettres en bronze qui devaient être du plus bel effet
sur ce bateau de caractère à la coque d’acajou vernie et qui révélait son
premier nom : Orphée, celui qui vainquit les sirènes par la beauté de son
chant. C’était évident : le bateau retrouvera son vrai nom, le seul qu’il
ait toujours gardé gravé dans son bordé.
Une heure avant le lever du
jour, Alex a les yeux rivés sur son radar, dont il fait varier la sensibilité
pour essayer de sortir l’écho de l’Ombre Blanche du bruit. Il joue avec les
différents filtres à sa disposition, mais il faut encore être patient. Un
voilier n’est guère visible à plus de quinze milles et souvent moins.
D’après ses calculs, il serait encore à environ vingt milles, donc pas
d’inquiétude. Comme d’habitude, au lever du soleil, ils sont tous réunis
dans le cockpit pour le petit déjeuner qu’a préparé Dom et c’est en
descendant chercher du miel pour Béa, en se cramponnant, qu’il dit :
—
Je crois bien avoir vu un point sur le radar, droit devant.
Alex bondit et
va se coller le nez sur l’écran. Il augmente la sensibilité, et
effectivement, au milieu du bruit, un petit point vert apparaît de temps en
temps. La position correspond. Pascale est aux anges.
— Tu l’as trouvé,
Alex. Tu es génial. Tu l’as trouvé.
Pendant l’heure qui suit, le point
sur le radar va devenir de plus en plus net et se rapprocher. Nina, debout sur
l’hiloire2 du cockpit, scrute l’horizon dans les jumelles. Elle courrait
bien jusqu’à l’étrave pour gagner dix mètres, mais elle sait que ça
n’apporterait rien et ne plairait pas à Alex. Après encore un quart
d’heure à scruter l’horizon, elle s’écrie :
— Je crois que je le
vois. Oui, je vois les mâts.
Des cris de joie s’élèvent. Alex lui
demande les jumelles.
— Effectivement, il a ses mâts. Il est travers au
vent, ce qui est normal pour un voilier à la dérive. La grand-voile et
l’artimon3 sont roulés, mais j’ai l’impression qu’il y a une voile
d’avant qui bat au vent. On va encore se rapprocher. Alex tend les jumelles à
Pascale, car il sait qu’elle s’impatiente.
— Oui, c’est lui, je le
reconnais. C’est extraordinaire, on l’a retrouvé. Regarde Hervé, c’est
notre bateau. Alex l’a retrouvé !
— Oui, c’est bien lui.
Effectivement, on dirait que le génois4 flotte au vent.
Dix minutes plus
tard, le bateau est bien en vue. Il a l’air intact observé de ce côté, mais
le génois est déroulé et en lambeaux qui battent dans le vent, donc sur le
bord opposé. Alex fait rouler complètement le génois, prendre un deuxième
ris dans la grand-voile et met le moteur en route. De cette manière, il pourra
manœuvrer plus facilement autour du voilier. Nina envoie un bon coup de corne
de brume pour le cas où quelqu’un bougerait. Sans réponse.
— On va
faire le tour en s’en tenant quand même à
distance.
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