Il commence donc à imaginer ce qui a pu se
passer. Deux personnes ont amené ici ce qui devait être transporté et l'ont
chargé discrètement dans l'avion alors qu'il se trouvait encore dans le
hangar. Il devait s’agir de quelque chose de peu volumineux et qui rentrait
dans un sac de voyage de la taille de celui de Roberto Buarque. Ces deux
personnes sont probablement restées discrètement dans le coin pour surveiller
l'avion et son chargement en attendant l'arrivée du pilote qu'ils devaient
connaître. À moins qu'un mot de passe inconnu de Roberto Buarque ait été
prévu ou toute autre méthode d'identification. Il arrive avant le pilote
attitré, maîtrise les deux personnes avec une arme, les ligote et les enferme
dans le local, dont il verrouille le cadenas, pouvant être fermé sans la clé.
Il lui suffit ensuite d'attendre que l'avion soit sorti du hangar pour se
substituer au pilote, comme il sait si bien le faire, et décolle. Il survole le
nord du Brésil, la Guyane, et arrive au Venezuela. À un endroit qu'il connaît
bien sur la péninsule de Paria, zone de non-droit où même la police ne
s'aventure plus, proche de son repère, il saute en parachute avec son sac
contenant le colis attaché sur le ventre. L'étape suivante pour Patrick est de
savoir comment il a pu arriver jusqu'en Martinique et enfin découvrir ce qu'il
transportait.
Si Roberto Buarque avait dans l'idée de convoyer son colis
par la mer, la solution la plus évidente à partir de la péninsule de Paria,
pour quelqu'un qui transporte quelque chose d'illicite, est de traverser
clandestinement les Bocas del Dragón sur un bateau de « pêche » de Macuro
vers Chacachacare, qui dépend de Trinidad, et rejoindre ensuite Chaguaramas par
la navette. Patrick va donc s'envoler pour l'aéroport de Piarco à
Port-d'Espagne. Il loue une voiture, se rend à Chaguaramas et s'installe dans
un hôtel plutôt miteux mais discret. À partir de là, il va visiter les
nombreux chantiers navals, les clubs nautiques, les bars, les restaurants, etc.,
avec la photo de Roberto Buarque, en mettant bien en avant son signe particulier
qui est une claudication marquée de la jambe droite. À force de
persévérance, il va trouver un petit hôtel encore plus miteux que le sien, du
style Earle Hotel1. Après avoir réussi à décoller le réceptionniste de son
écran de télévision en interposant sa large carrure entre lui et l'appareil,
il lui met la photo de Roberto Buarque sous le nez et lui décrit l'homme qu'il
recherche. Celui-ci se rappelle vaguement d'un client qui pourrait correspondre
à la description, avec un passeport français dont il retrouve le nom sur un
vieux cahier crasseux qu'il ouvre après y avoir essuyé d'un revers de main les
restes de son dernier sandwich, visiblement au thon mayonnaise : Pierre Frelon.
Patrick apprécie la nuance ; il est évident que pour cette personne, le nom
figurant sur le passeport de ses clients n'est pas nécessairement lié à leur
identité, mais ce n'est pas grave. Patrick sait maintenant que Roberto Buarque
est passé par là. Il n'a plus qu'à retrouver comment il en est parti, car
maintenant, grâce à ce personnage haut en couleur, il connaît la date de son
départ ou au moins de l'embarquement sur le bateau avec lequel il est remonté
jusqu'en Martinique, soit douze jours avant le départ nocturne de l'Ombre
Blanche. Il appelle Alex, qu'il tient bien sûr régulièrement au courant de
ses investigations, et comme dans son hôtel il n'a pratiquement pas accès à
internet, lui demande de faire une recherche dans les archives de Marine
Traffic. Son idée est de trouver tous les bateaux de plaisance partis de
Trinidad dans les quelques jours qui suivent la date où Roberto Buarque a
quitté son hôtel, et qui sont arrivés en Martinique dans les quelques jours
qui ont précédé le vol du voilier de Pascale. Alex lui répond que c'est bien
sûr possible, mais que le résultat sera limité aux seuls bateaux disposant
d'un transpondeur AIS allumé, ce qui bien qu'étant généralement le cas pour
ce type de navigation, n'est cependant pas systématique. Patrick veut quand
même essayer et attend les résultats pour savoir s’il continue les
recherches à Trinidad ou rentre en Martinique. Alex va trouver trois
correspondances possibles. Deux bateaux sous pavillon français se sont rendus
de Trinidad à la Martinique avec quelques escales : le Marie III et le
Mauricette. Visiblement, des navigations à un rythme de croisière qui, compte
tenu du nombre d’arrêts et des risques de contrôle que cela implique, ne
correspondent certainement pas à ce que recherche quelqu’un qui voyage
clandestinement avec quelque chose à cacher. Une troisième correspondance plus
étrange irait mieux avec le personnage : un grand bateau suisse de dix-huit
mètres, ancien, du nom de Carpe Diem qui est parti de Trinidad avec son
transpondeur en marche et a fait route sans escale jusqu’au sud de la
Martinique, où il a alors cessé de transmettre sa position, puis est réapparu
au nord de l'île pour finalement continuer directement jusqu’à Saint-Martin.
Si on considère la partie du trajet manquante, il s'avère que si le bateau
avait continué de faire route directe, la vitesse aurait été diminuée de
façon importante. Cela signifie qu'il a fait une escale en Martinique en ne
jugeant pas utile de pouvoir être suivi, d'où le transpondeur
éteint.
Actuellement, l'AIS du Carpe Diem ne transmet plus, mais cela peut
signifier que le bateau, n'étant pas en navigation, il est simplement éteint,
ce que les skippers de tous les bateaux devraient faire pour éviter d'encombrer
inutilement le système à l'approche des zones portuaires. Sa dernière
position connue le situe dans le lagon de Saint-Martin, et il est probable qu'il
y soit encore.
Patrick s'envole donc pour la plus septentrionale des îles
des Antilles françaises où il localise facilement le bateau au mouillage et
attend tranquillement devant le ponton le plus proche que quelqu'un en
débarque. Plusieurs personnes, deux femmes et deux hommes, rejoignent le ponton
en annexe de la façon la plus naturelle en apparence pour aller faire des
courses à terre. Il les aborde en leur montrant la photo de Roberto Buarque ou
Pierre Frelon, se faisant aussi appeler Peter, et en leur demandant s'ils
connaissent cette personne. Tous répondent en chœur par la négative, d'une
manière beaucoup trop rapide pour des gens qui n'auraient effectivement jamais
vu l'individu. Il est évident qu'ils le connaissent, mais n'ont pas très envie
d'en parler. Il doit user de beaucoup de tact en expliquant bien qu'il ne fait
pas partie de la police, n'a aucune intention belliqueuse, qu'ils ne risquent
rien à lui parler et qu'il enquête juste à titre privé pour le compte du
propriétaire d'un bateau que cet individu a volé et qu'il aimerait retrouver.
Là-dessus, celui qui, bien que seulement équipé de son sac à provisions,
semble être le skipper, se détend et répond à Patrick qu'il lui souhaite
bien du plaisir s'il le retrouve, car ce type est un fou dangereux et lourdement
armé.
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