Alex et Nina s’exécutent. Cela leur fait
bizarre de mettre leur bib à l’eau après toutes ces années de navigation
pendant lesquelles ils ont réussi à ne jamais y avoir recours. Ils ont gonflé
deux fois des survies mais à chaque fois, c'était au moment de les remplacer
car elles étaient devenues trop vieilles et, malgré leur âge, elles se sont
toujours gonflées. Ils soulèvent le conteneur, le jettent par-dessus bord et
Nina tire sur le bout. Celui-ci lui paraît soudain très long puis résiste
lorsqu’elle arrive au percuteur. On ne distingue d'abord aucun bruit
caractéristique du gonflement en raison du vacarme de l'hélicoptère qui
couvre tout, puis le conteneur s'ouvre et le radeau prend forme sous leurs yeux
en même temps qu'il s'éloigne dans le sillage du bateau. Sans détacher le
cordage de son piton d’amarrage, Alex le guide jusqu’à l’arrière, le
passe par un chaumard puis l’amarre à un winch en s’assurant qu’il ne
frotte sur rien. Par chance, le radeau s’est gonflé à l’endroit. Il y
avait une chance sur deux et, si le pilote vise juste, le plongeur pourra
descendre directement dedans sans avoir à se mettre à l’eau pour le remettre
à l’endroit. À ce moment, un homme-araignée descend de l'hélicoptère par
son fil et se pose juste dans la survie grâce à la dextérité du pilote. Il
tient tendu le câble le long duquel un autre homme descend, suivi d’un gros
sac. L’homme-araignée remonte ensuite et disparaît dans son hélicoptère.
Alex ramène le bib jusqu’au bateau au niveau du cockpit. Nina met vite en
place une échelle de coupée. Le gros sac est monté à bord et le médecin
arrive dans le cockpit. L’hélicoptère repart immédiatement en remontant son
câble.
— Ça, c'est du grand art ! se dit Alex.
Assisté de Nina, il
va renvoyer la grand-voile, puis la trinquette et le génois. Toutes les voiles
sont bordées à plat, le moteur est accéléré à plein régime, car
malheureusement le vent ne permet toujours pas de faire route directe vers la
Martinique, et le bateau repart de plus belle à un rythme d’enfer qui leur
semble ne plus jamais devoir s’arrêter. En bas, Béa présente Karine et
Meldreg au médecin, qui commence immédiatement à les ausculter. Il demande
s’il y a moyen de suspendre des poches. Béa appelle Alex, qui prend des
serre-joints dans sa caisse à outils et les accroche aux barreaux de pont
au‑dessus de la couchette de Karine et de celle de Meldreg. Le médecin
installe les perfusions. Karine a droit à une sonde nasogastrique. Elle se voit
injecter plusieurs produits destinés à soutenir son cœur, à la fortifier et
surtout, reçoit une transfusion sanguine. Un moniteur cardiaque est installé.
Le carré du Sirius ressemble maintenant à une salle de réanimation inclinée
de trente degrés à droite et secouée dans tous les sens. Le gros sac est
calé par terre contre la table du carré. Il semble qu’il y ait tout un
hôpital là‑dedans. Alex, Nina et Béa se sentent soulagés, le sort de
Karine et Meldreg ne repose plus uniquement sur leurs épaules. Une personne
compétente s’occupe d’eux. Ils n'ont plus qu'à se charger de ramener le
bateau et toutes ces âmes au Marin, simplement un peu plus vite que s'ils
étaient en croisière, et ça, ils savent le faire. Pour commencer, il faut
remonter le radeau de survie, ce qui risque de ne pas être facile. Alex ne veut
pas l'abandonner en mer, car s'il fallait renouveler l'opération, il
manquerait. Continuer à le remorquer à cette vitesse n’est pas raisonnable
et le cordage ne résisterait pas longtemps. Il va falloir le sortir sur le pont
avant du côté au vent, en raison des voiles qui gêneraient sur l’autre
bord. Pour commencer, il ralentit le moteur et amène sa remorque à bâbord.
Les voiles sont choquées pour ralentir et redresser le bateau. Puis, à trois,
ils amènent le bib le long de la coque au niveau du pont avant. Juste en
dessous, le médecin doit se demander ce qui se passe, et Béa fait sans cesse
des allers-retours pour se renseigner si tout va bien et s'il n'a besoin de
rien. Mais tous se demandent ce qui pourrait bien impressionner ce
monsieur.
Ils attrapent ensemble la main courante du bib et le hissent
au‑dessus des filières. La moitié de la survie est encore à l’extérieur
du bateau quand Nina dévisse les bouchons des boudins. En quelques instants, le
radeau devient mou et peut maintenant être ramené sur le pont un peu comme une
voile. Dès qu'il est sorti de l'eau, ils finissent de le dégonfler, le ferlent
et l'attachent. Tous aux winchs pour border les écoutes. Le moteur est
accéléré et c’est reparti pour un tour de manège. Une fois la survie
pliée et amarrée aux filières bâbord en un tas de tissus orange, Alex se
demande comment il pourrait faire pour la regonfler s'il fallait renouveler
l'opération ou, pire, abandonner le bateau, quand son regard est attiré par la
bouteille de plongée que Dom a laissée à bord bien rangée dans son support.
Il lui a montré un jour comment utiliser une bouteille de plongée pour
regonfler une annexe et a laissé à bord un raccord spécial. Dans les coffres
arrières du Sirius, on trouve maintenant beaucoup de matériel de plongée lui
appartenant. Donc Alex sait qu’il pourra regonfler la survie en cas de besoin
et ça, c’est rassurant. L'hélitreuillage s’est finalement bien passé. Un
des panneaux solaires a pris un air franchement penché car son support est
tordu, l'anémomètre s'est envolé, une antenne cassée en deux, mais
heureusement pas indispensable, se balance à son câble le long du portique.
Rien de grave compte tenu de ce qu'ils viennent de
vivre.
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